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Rencontre librairie Ombres blanches, Aurour de L'Opposante de la Presqu'île Toulouse, 20 janvier 2020.

 

Rencontre animée par Patrick Marot

Professeur de littérature française  à l’Université de Toulouse 2-Jean Jaurès.

 

Patrick Marot. Cette histoire connaît plusieurs mises en forme dans l’écriture. Il y a eu un roman, un travail d’écriture d’Yves Gourmelon, le fils du personnage, et une pièce de théâtre déjà publiée et jouée : L'Opposante. Est-ce que tu peux revenir sur ces différentes mises en contexte, et nous dire ce qu’il y a derrière cette diversité, ou plutôt ce qui se dit à travers elle ?

 

Lydie Parisse. Trois livres pour raconter l’histoire d’une femme ordinaire, c’est beaucoup en effet ! Un record peut-être. Comme l’écrit Serge Pey, L’Opposante de la presqu’île est un tombeau dédié à « une ignorée inconnue ». 

L’Opposante est mon quatrième texte de théâtre, c’est un poème dramatique publié en 2015, créé au théâtre Le Ring à Toulouse en avril 2015 lors d’une carte blanche d’un mois autour de mon écriture. Cette pièce, lors de la création, était jouée par Marie Angèle Vaurs et Yves Gourmelon, puis elle a été reprise comme un monologue par Yves Gourmelon qui n’incarnait le personnage de sa mère qu’à la fin. Le succès de la pièce a été unanime pendant trois années de tournée et de nombreux articles de presse, dithyrambiques, l’ont accompagnée.

J’ai écrit la pièce à Ouessant en 2014, peu après la mort de cette femme survenue en 2013, et alors que Yves commençait à écrire son enquête suite au fait que les enfants avaient retrouvé dans une armoire des lettres qu’un amoureux allemand lui avait adressées pendant la guerre. Sa question était : qu’avait pu faire sa mère pendant la guerre de 39 -45 et l’occupation sur la presqu’île ?

Ma pièce ne s’intéressait pas à ces problématiques, elle cherchait à faire de cette personne un personnage universel. Elle partait d’un matériau très différent. Pour écrire L’Opposante, j’ai pris des notes à partir d’une personne réelle, une vieille femme, ma belle-mère bretonne, pendant dix ans. Pendant dix ans, j’ai noté tout ce que je savais d’elle. Des années avant que je connaisse son secret, pour moi, cette femme était déjà un personnage de fiction, parce qu’elle ne parlait pas, ou si peu : son silence, l’écriture y suppléait. J’ai continué cette approche à partir d’autres personnes réelles, à la fois proches et lointaines, dans une autre pièce, publiée et créée à la scène en même temps, en 2015 : il s’agit de la saga familiale des Devenants, qui s’inspire du village de l’Est où je suis né.

Trois ans plus tard, Yves a publié Lettres de l’ami allemand, qui développait des hypothèses sur ce qu’avait bien pu vivre sa mère avec ce soldat allemand, pendant et après la guerre de 39-45, et sur le pourquoi elle avait toujours renoncé sans y renoncer à cette relation secrète d’un demi-siècle.

La même année, L’Opposante poursuit sa vie à l’étranger. Elle paraît en  traduction polonaise à Varsovie (revue Dialog) dans une traduction de Tomasz Swoboda, et sera mise en espace par trois actrices polonaises à Gdansk un an plus tard, en 2019., sous la direction de Malgorzata Brajner. En parallèle, la pièce est traduite en Allemagne, par Sven Thorsten Kilian, et il est prévu qu’elle paraisse à Berlin (éditions Noack & Block) en 2020.

Mais j’avais un projet d’écrire un texte plus long, et mon éditeur m’y encourageait. Contrainte par le format court lié à l’écriture pour le théâtre, je n’avais pas tout mis dans la pièce, il manquait l’histoire de la fille de l’opposante, l’histoire de celle qui s’est suicidée à la quarantaine. L’une des hypothèses du roman, c’est que cette fille est morte parce qu’elle était en crise d’identité, parce que sa mère, en lui donnant le prénom de son premier bébé mort, celui qu’elle avait eu avec Hans, avait commis sans le savoir une faute gravissime.

L’objet du roman a été de se concentrer sur cette relation de la mère et la fille, sans déséquilibrer la structure du compte à rebours que je souhaitais conserver.

 

Patrick Marot.  Le roman est écrit du point de vue d’une morte. Pourquoi un tel parti pris ?

 

Lydie Parisse. Mon écriture a un rapport à la mort. Toujours. Car la mort fait partie de la vie. Notre vie n’est –elle pas faite de mille morts successives, comme l’écrivait Proust ? Il y avait aussi une urgence. Mon texte s’est élaboré à partir du sentiment de la disparition. Cette personne allait disparaître. J’ai de la sympathie pour ceux qui vont disparaître. Ne sommes-nous pas tous plus ou moins en voie de disparition ?

Beatrice Jongy-Guéna écrivait que « Souvent le théâtre fait parler les morts, Louis (dans Juste la fin du monde de Lagarce) est d'outre-tombe, l'opposante aussi. Ils sont en sursis, à jamais en sursis, comme le chasseur Gracchus de Kafka condamné à errer sur le fleuve, dans une impossible mort. » 

Mais j’écris surtout sur la vie, la mort est un moyen de mettre en perspective la vie !  Quand j’écrivais chez ma belle-mère le matin (comme on sait, ma belle-mère a servi de modèle au personnage), c’était pour m’isoler de la famille, des enfants, pour avoir tous les matins un moment à moi, et petit à petit, tout en écrivant un autre livre, j’ai commencé à prendre des notes sur elle, ça se tissait à l’essai critique que j’écrivais sur Léon Bloy, et qui parlait de la perte, puis ça s’est tissé à d’autres livres que j’ai écrits (entre les essais et les fictions, j’ai publié 10 livres en 10 ans). Donc en écrivant, j’observais cette femme, elle était âgée, elle n’avait pas loin de 90 ans, mais elle était totalement autonome, elle vivait dans sa maison, faisait ses courses, son jardin, sa cuisine, son ménage, je la notais bien vivante, je la voyais gratouiller dans le jardin, j’étais coupée de mon milieu ouvrier alors, peut-être qu’elle m’y reliait, et elle était pour moi une sorte de sujet neutre idéal, je n’ai jamais eu une relation particulière avec elle, c’est la seule de mes belles-mères (j’en ai eu 3) avec qui rien ne s’est passé (je veux dire de passionnel, de conflictuel), la seule finalement avec laquelle je me sentais libre, ou indifférente. C’est aussi qu’elle était vraiment très vieille et me faisait plutôt penser à ma grand-mère (que j’aimais, et sans qui je ne serais pas la femme que je suis).

Plus tard, dix ans après, quand elle a été beaucoup plus vieille, quand elle a perdu toute autonomie à la maison de retraite, j’ai ressenti des choses, un don, alors que cette femme était grabataire, n’ayant plus que la peau sur les os, ne parlant plus. J’ai senti que ce n’est pas nous qui venions donner (notre temps, notre affection) mais que c’était elle qui donnait. Nous en ressortions riches. Tout était inversé.

 

Patrick Marot. Tu adoptes un dispositif narratif qui est celui du compte à rebours dont le point de référence et la mort de l’opposante. Qu’est-ce qui t’a amené à un tel dispositif ?

 

Lydie Parisse. C’est une manière de tout repenser en fonction de la fin. De comprendre les jeux de glissements.

Mais aussi, c’est fascinant parce que nous ne connaissons pas la date de notre propre mort. Cela provoque chez le lecteur un effet de vertige par cette parole postmortem qu’une mère adresse à ses enfants.

Voici ce qu’a dit Beatrice Jongy-Guena de L’Opposante (en Avignon, rencontre du Conservatoire, 2016).

« L'Opposante ne dresse pas un portrait, elle crée une hypostase, une forme achevée, d'une existence somme toute ordinaire. Mais ce faisant, de cette existence ordinaire, elle fabrique une exception ; l'écriture fait événement, et le théâtre la redouble. Scénique, l'opposante devient unique, exemplaire, l'image même du destin humain. »

 

 Patrick Marot. Les secrets s’emboîtent dans ce roman : il y a ta belle-mère, bien sûr, à qui tu dédies le roman ; mais aussi la fille qu’elle a eue avec Hans et qui est morte en bas âge, et sa propre fille qui porte le même nom que la fille morte, et qui s’est suicidée.

 

Lydie Parisse. Le personnage de l’opposante n’est pas tout à fait ma belle-mère. Il y a beaucoup de paroles qu’elle n’aurait pu dire. Sa fille suicidée n’est pas non plus sa fille réelle. Je ne l’ai jamais connue. Les personnes qui sont taiseuses, ou celles que j’ai tout à fait perdues de vue, ou que je n’ai jamais connues sont  pour moi comme des pages blanches, je peux tout inventer à partir de ce que j’ignore d’elles. On m’a dit que mes personnages féminins, contrairement aux personnages masculins, sont en recherche. Ils sont aussi en rébellion.  En rébellion contre leur destin, peut-être.

En tous cas, avec la fille, on met le doigt sur un autre secret de famille, celui selon lequel le silence tue.

Des gens peuvent vivre englués des années dans un non-dit, c’est une sorte d’eau trouble entre l’amour et le non amour. Dans la famille dont il est question dans L’Opposante de la presqu’île, le non-dit tue. Le non dit ce n’est pas simplement la dissimulation de la vérité, le non dit ce n’est pas simplement le mensonge par omission, le non dit c’est l’hésitation permanente entre l’aveu et le non aveu, c’est une manière d’habiter sur la frontière, et d’en jouir, et pour ceux qui subissent le non dit, votre vie devient une sorte d’iceberg dont vous ne voyez que la partie émergée, mais la partie submergée vous poursuit dans vos rêves, elle opère des glissements de terrain imperceptibles, elle crée un vertige de l’identité, à partir de là vous n’êtes plus qu’un survivant, un survivant aux non dits des autres, les ancêtres. Les personnes qui doivent vivre avec ça sont pour moi des victimes de maltraitance, on leur a enlevé d’une certaine façon une prise sur le réel. 

 

Patrick Marot. Oui, la fille est un fantôme, les autres personnages sont des fantômes, seule l’opposante est bien réelle… On dirait qu’il y a tout un fil conducteur de la mort, de la faute et du pardon, et en même temps on sent combien c’est la vie qui parle et qui triomphe dans le roman.  Est-ce que ce n’est pas cette tension et cette dualité qui t’a fascinée dans cette histoire ?

 

Lydie Parisse. L’opposante demande pardon pour avoir donné à sa fille le nom d’une morte, j’imagine cela après coup dans la fiction, mais pendant sa vie, elle n’en était pas consciente. La fiction, c’est une réparation imaginaire, l’idée que des destins auraient pu changer, que des catastrophes auraient pu être évitées. D’ailleurs j’ai fait de la fille une tisseuse (ce qu’elle a été à un moment de sa vie, elle possédait réellement un métier à tisser), elle défait la trame et retisse sa vie à l’envers. L’écriture aussi est une sorte de tissage.

La faute et le pardon n’ont pas été pour moi un axe d’écriture, mais les lecteurs se racontent ce qu’ils veulent. L’écrivaine Marie Didier, par exemple, en sortant d’une représentation de L’Opposante, y a vu le récit de notre sentiment de culpabilité face aux personnes âgées. Chacun et chacune lit ce qu’il veut de sa propre histoire.

 

Patrick Marot.  Ce roman m’a paru être un bouleversant hommage aux morts – non seulement  à la vieille dame, mais à tous les morts, et notamment à travers cette manière qu’à la narratrice de cueillir sans cesse des fleurs pour eux.

 

Lydie Parisse. Il y a beaucoup de fleurs dans le roman, d’ailleurs le personnage est surnommé Serial Flowers par ses voisins à cause de sa manie compulsive de voler les fleurs en bordure. Les fleurs sont perçues différemment selon les périodes de sa vie, à l’époque du désir amoureux, la nature est à l’unisson, mais dans le 4e âge, leurs éclosions printanières, leur débauche de vie, tout cela fatigue la vieille femme.

Sans doute, il y a l’importance du rituel, j’y crois beaucoup, il me semble que le degré d’évolution d’une société est lié à sa manière de rendre hommage à ses morts. Et puis, nous les littéraires, nous sommes habitués au commerce des morts, des morts souvent plus vivants que les vivants eux-mêmes, d’ailleurs !

Mais ce qui est plus important que la mort elle-même (dont nous ne savons rien), c’est la manière dont nous regardons la mort. La manière aussi dont nous communiquons avec les morts. Une lectrice m’a dit que le texte lui avait fait penser à des rituels Dogon de conversation avec les morts.

 

Patrick Marot. Pardonne-moi si ma question est peut-être indiscrète, mais est-ce qu’il n’y a pas là une manière pour toi de construire un rapport entre ceux qui sont du côté de la vie et ceux qui sont entrés dans la mort ? Tu te mets dans la peau d’une personne très âgée (97 ans) et qui sait qu’elle est en sursis. Comment as-tu vécu et conçu cette transposition ?

 

Lydie Parisse. Je ne sais pas. Mais dans ma pièce Les Devenants, publiée en même temps et dans le même volume que la pièce L’Opposante, la scène centrale est celle où la petite fille rencontre sa grand-mère par delà la mort, et lui  parle.

L’entrée dans la peau d’une morte, j’ai vécu ça dans la langue. C’était à Ouessant. Loin de tout. Dans un environnement brut, rude.

Des années après avoir publié L’Opposante, quand j’ai rencontré l’anthropologue David le Breton (c’était ici, à Ombres blanches… et  je connaissais ses textes avant), il y a eu cette évidence que le 4e âge est un impensé. Quand j’ai lu Disparaître de soi, de David le Breton, j’y ai trouvé de profondes affinités avec ce que j’écrivais depuis des années, sur le plan de la fiction comme sur le plan de la recherche universitaire (consacrée au thème de la perte de soi, du point de vue du discours des mystiques et des artistes). J’y ai trouvé de nombreux échos avec des livres qui comptent pour moi (Walser, Beckett, Pessoa) : certains comptent aussi pour le professeur Carlo Ossola, du Collège de France, une rencontre importante pour moi. Il avait dirigé un séminaire qui avait pour titre « En pure perte ». J’ai eu beaucoup d’échanges avec ce professeur, il m’a beaucoup soutenu dans mes travaux, j’étais un peu isolée au début, à traiter de tels sujets dans une thèse, surtout en France !

Pour David le Breton, qui a aimé le texte, il y retrouve « le fameux « syndrome de glissement » des personnes âgées en institution qu’il décrit comme «  cette indifférence progressive quand il n’y a plus rien à sauvegarder : refus de se nourrir, de se laisser approcher, opposition aux soins, et, pour le reste, retrait et détérioration physique rapide, comme si tout effort pour maintenir le corps en état était de trop ». Selon David le Breton, on voit que certaines personnes veulent  se retirer du monde, mais on ne comprend pas que ça peut être un choix, parce que leur vie ne fait plus sens pour eux, tout simplement ! Personne ne se pose cette question qui est pourtant fondamentale ! Quel est le statut de la décision, de l’identité, de la conscience? Selon lui, on n’assiste pas à « une détérioration du cerveau mais à une détérioration du sens de la vie ». Pourquoi ?  Parce que « les significations que nous portons sur le monde font le monde », conclut David le Breton.

L’Opposante est un texte qui a bouleversé des spectateurs, que ce soit des aide-soignants qui y reconnaissaient leurs patients, ou  des gens qui avaient depuis peu perdu un proche et qui y trouvaient une consolation. Quand Valérie Hernandez a écrit que le texte est « une bouleversante adresse aux vivants et un témoignage sidérant sur le  4ee âge », elle m’a dit : mon père est mort il y a un an, et tous ces mots, il aurait pu me les dire.

 

Patrick Marot. Il y a une très grande et puissante présence du corps dans tout le roman – un corps qui n’est pas le tien et pour lequel tu as dû te faire autre. Comment as-tu vécu, dans l’écriture, cette dépossession et cette appropriation ?

 

Lydie Parisse. Écrire sur la vie des autres c’est sortir de soi. Les limites de son propre corps deviennent floues, en écrivant on expérimente les limites poreuses entre soi et les autres : être une éponge, se glisser dans la parole, dans les mots des autres…  Écrire c’est un art de la disparition en quelque sorte… C’est comme sortir de soi pour n’y plus revenir !

Merleau-Ponty ne parle pas du corps mais de la chair du monde. La chair est ce qui relie la personne au monde, alors que le corps est ce qui sépare.  Écrire, pour moi, relève plus de la chair que du corps. 

Mais ce corps est aussi un corps féminin, dans son rapport à la nature, aux fleurs, aux animaux. Dans l’importance du désir amoureux.

 

Patrick Marot. Continuellement on rencontre les fleurs, les oiseaux, la mère dans ce roman, qui est aussi – discrètement mais de manière sensible – une sorte de chant du monde, on se rend à l’évidence de ton amour de la Bretagne.  Qu’est-ce qu’elle représente pour toi, cette presqu’île de Crozon ?

 

Lydie Parisse. C’est l’un de mes lieux d’écriture depuis une dizaine d’années. Là que j’écris en été.  Là que j’écrivais chez ma belle-mère (qui est entrée dans mes textes, comme ça, par effraction). Ce lieu a un rapport avec mon histoire récente (je veux dire que je n’ai pas eu d’enfance là-bas). Ce sont des paysages forts, des paysages sauvages, on a l’impression d’être arrivé au bout du monde quand on arrive à la plage de Pen’Hat, là où le poète Saint- Pol-Roux avait fait construire son Manoir, le Manoir de Coecilian.

Je suis née dans des paysages forts, je les porte en moi, les forêts des Vosges, c’est l’autre paysage qui m’habite, des visions de mers de nuages sur les forêts de sapins comme ceux de la Poméranie de Gaspard David Friedrich… c’est quelque chose … un autre type de mer. Et puis l’intérieur des forêts, les zones de clair-obscur…

 

Patrick Marot. Il y a, en filigrane de cette vie devenue paisible, un arrière-plan plus effrayant qui est celui de la guerre : la deuxième Guerre mondiale, qui a tué la fille de Hans, et dont le paysage de Camaret porte la trace à travers le château détruit de Saint-Pol Roux ; la guerre de Syrie avec ses enfants torturés. Comment s’est nouée pour toi, dans l’écriture, cette relation entre un vécu particulier et la grande Histoire ? Ou pour le dire autrement : est-ce qu’il y a l’idée d’un destin, ou d’un tragique ?

 

Lydie Parisse. Je vais répondre  en plusieurs étapes !

Tout d’abord, Saint Pol Roux. Il avait construit son manoir au dessus de cette même plage, Pen Hat, là où se déroule l’histoire amoureuse de l’opposante. Je vais continuer à écrire un personnage de servante, dans un futur roman écrit à quatre mains, avec Yves Gourmelon. Ce roman porte sur les années bretonnes (1915-1940) de Saint Pol Roux. Mon texte, écrit à la première personne, embrassera le regard de sa servante. Or, ma belle-mère était aussi servante chez Saint Pol Roux. La boucle est bouclée… La servante de Saint Pol Roux mourra assassinée par un soldat allemand le soir où la fille du poète sera violée. Tandis que lui-même mourra quelques mois plus tard, ses manuscrits dispersés aux 4 vents. C’est l’histoire d’un poète assassiné, comme Max Jacob, qui est souvent venu au manoir, j’écris les visites de Breton, de Valéry, de Céline, racontées du point de vue de la servante. C’est aussi l’histoire de l’entrée en poésie d’une servante. Une femme du peuple, simple, sans instruction,  comme l’opposante.

Ensuite, l’idée de destin face à la « Grande » histoire.

Je m’intéresse davantage aux guerres d’aujourd’hui qu’à la seconde guerre mondiale, ou pour le dire autrement, aux conséquences humaines, géopolitiques qu’elle continue à tisser dans le monde d’aujourd’hui.

Ce n’est pas l’idée de destin, c’est plutôt l’idée de survivance qui m’anime. L’idée qu’on survit à l’histoire. Qu’on est peut-être entrés dans l’ère de la survivance après la 2e guerre mondiale. Il y a la violence privée et la violence collective. J’ai eu besoin de ces ancrages. Je suis hantée par la violence collective, par les guerres, mais ce sont celles d’aujourd’hui qui me hantent. La guerre de Syrie, commencée en 2011, présente dans le texte. Le personnage meurt le jour où la France entre en guerre contre les extrémistes islamiques au Mali, début 2013. Je tenais à ce que le texte soit ancré dans cette actualité qui existe, dans le même temps, mais dans un autre espace. Et il nous faut faire avec cette ubiquité.

Mais l’idée de survivance prend aussi un sens métaphysique, nous sommes tous des survivants parce que la condition humaine c’est la précarité (c’est peut-être ça d’ailleurs, l’idée du Dieu est mort nietzschéen), c’est l’idée de Aby Warburg que Didi Hubermann commente dans Essayer voir. Todorov aussi avait écrit un livre sur les camps, Face à l’extrême, et on peut dire que nous vivons aujourd’hui constamment face à l’extrême, Jean Baudrillard n’écrit-il pas que nous sommes passés dans un temps d’après la fin, que Baudrillard qualifie d’extrême ?

Cette trajectoire, de la guerre mondiale à aujourd’hui, c’est celle de cette femme qui a traversé tout le siècle. Qu’est-ce que ça veut dire, traverser un siècle, à l’échelle d’une vie ?

 

Patrick Marot. Tu es une spécialiste de la mystique, et la vieille dame, même si elle n’est pas insensible à la problématique religieuse, n’est guère mystique. Est-ce qu’il y a toutefois une sorte de pont entre cette histoire et cette dimension de la mystique ?

 

Lydie Parisse. Bien sûr que la personne réelle qui a servi de modèle à L’Opposante de la presqu’île ne pratiquait qu’une religion de convenance, peut-être une manière de se démarquer d’un catholicisme breton encore très vivace.

Je crois que Serge Pey a bien qualifié la spiritualité de ce livre en le qualifiant de panthéiste. L’opposante est sensible aux fleurs, aux oiseaux, à tout ce qui la relie au ciel et à la terre.

Le personnage connaît aussi des moments d’illumination profane, des épiphanies en quelque sorte. Et j’aime son dénuement, sa simplicité.

Je crois que ce qui relève de la mystique, c’est plutôt l’écriture elle-même. J’écris en lisant les mystiques, Ruysbroeck, Maeterlinck m’ont inspirée, par exemple.

 

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