top of page

POEMES/FORMES COURTES

L’une des formes privilégiées de l’écriture de Lydie Parisse, ce sont les précipités poétiques, écritures de l’éphémère qui accompagnent le tracé des dessins, saisie d’instants fugaces.

Il y a aussi les textes satiriques, saynètes ou monologues, publiés dans des journaux.

Il y aussi des nouvelles ( pas encore données à la publication).

 

LORELEI

 

Texte paru dans la Revue Souffles. O fil de l’eau, Les écrivains méditerranéens, n°250-251, février 2015, p. 150-151 (extrait)

 

Ce texte a fait l’objet d’une performance texte et vidéo le 30 octobre 2017 à l’université de Klagenfurt (Autriche).

 

Du filet de la fontaine à la rivière et à la cascade

Des eaux tantôt placides et dangereuses

Tu partirais à la recherche de tes origines

Il y aurait la source

Coulerait par un mince filet plus étroit que le sexe

Et tout à côté Le buisson et ses ombres portées par le vent

Et qui parlent.

Il y aurait la rivière

Brasserait ses alluvions de boue

Et tu apprendrais ce que c’est que l’amont et l’aval

Il y aurait la rivière

Ne brasserait plus d’huîtres perlières

Les eaux seraient maintenant rouges

Jaunes Vertes Violettes

Tu serais au pays du papier

Tu suivrais les chemins de papier

Il y aurait la rivière

Dévalerait et ferait trembler

La passerelle de bois d’après-guerre

Aurait remplacé l’ancien pont

La passerelle où chaque planche vibre jusqu’à la dislocation

Tu te souviendrais de la passerelle de bois dangereuse

Toute proche des flots bouillonnants

Juste au dessous Et qui craque

Et ton oreille pleine des flots

Les remous violents Les turbulences et les ressacs

Ne feraient plus trembler la passerelle.

Tu marcherais sur un pont de béton

Et tu te pencherais sur la rampe

Et tu ne tomberais plus dans les zones d’ombre aux renoncules

Et au peuple de têtards

Il y aurait la rivière Et les flots bruns

Auraient charrié des cadavres d’enfants

Auraient emporté Cendrillon et Tante Lorelei

Elle aurait bu de l’eau de la fontaine Tante Lorelei

Ne se serait pas méfiée des anciens lavoirs au goût de savon moisi

Ne se serait pas méfiée des fontaines moussues le long des promenades

Ni de la fontaine ronde du village devant la mairie

Fontaine je ne boirai pas de ton eau

A la claire fontaine m’y allant promener

Ce ne serait pas la mort à boire

Quelque chose manquerait au paysage

Et cette chose tu ne saurais pas ce que c’est Peut-être la dimension du temps

Le temps et l’espace seraient devenus réversibles

Tu aurais cru que ton monde s’effondrerait

Qu’aucun humain ne pourrait plus te relier à ce paysage

Et tu te réfugierais dans la pluie

Cette pluie que tu aimerais tant

Coulerait de nulle part

Du paysage tu ne retiendrais plus que cette eau

Contiendrait les sources millénaires dévalant entre les sapins

Depuis les failles de l’ère glaciaire.

Tu retiendrais les remous chargés des fracas effroyables de la rivière

Ces eaux qui ravissent et qui broient

Où tout animal Toute plante Tout objet qu’on veut retenir

T’est irrémédiablement arraché

Une partie de toi inconnue

S’échapperait avec des perles

Tu ne saurais plus si elles viennent de l’intérieur ou de l’extérieur

Si elles sont de joie ou de délectation morose

Des perles jaillies hors de toi comme les gouttelettes des fractales

Larmes du paysage

Ton corps serait constitué du paysage

Le paysage comme ton corps

De terre et d’eau

Et toute cette eau retenue en toi

Se déverserait avec le paysage

Dans le paysage Hors du paysage

Finirait par créer un rideau

Un voile te séparerait à jamais

Du moins c’est ce que tu croirais

De ce paysage

Ce paysage tu n’en connaîtrais pas la force

Tu le croirais à l’extérieur de toi

Serait à l’intérieur

Gravé dans ta chair comme les esprits de la fontaine

Tu ne pourrais pas y échapper

Il y aurait du temps dans l’espace

De l’espace dans le temps

De la lumière au centre de l’ombre

Toute une graine d’ombre dans la lumière

Soif énorme Besoin d’eau

Se laver

Présenter son front à la pluie

Aux rumeurs de torrent

De ciel lavé

De lac tapi dans la fraîcheur des montagnes

Descendre en voiture le chemin boueux sous les arbres

Regarder les rochers verts de mousse sous la pluie

À côté L’eau vive de la cascade

Son assourdissement rentre jusqu’au fond de l’oreille

Grand silence

Plus rien

C’est toujours la même eau

Et jamais la même eau

Temple d’eau

Voit défiler les âges

Toujours change et ne change pas

Les humains Astreints à une forme

Ne peuvent sortir de leur forme

Devenir insaisissable comme l’eau

Gros bouillons blancs de la rivière

Comme une fourrure

Comme une peau

Entre les pierres Entre les herbes

Eau opaque Eau vive des torrents

Eaux multicolores des déchets d’usine

Eau qu’observent les marronniers

Eau où la mère toujours menaçait de se jeter

Dans les moments de crise

Ou quand les enfants n’étaient pas gentils

Je vais faire mes valises !

Eau qui lave

Eau d’inconscience et d’oubli

Eau de beauté

Eau de rosée

Eau grise et bonne

Eau claire et froide

Eau dormante

Eau d’éveil

Eau jeune

Eau vieille

Perdre les eaux

Prendre les eaux

Traverser les eaux

Marcher sur les eaux

 

PEN’HAT

 

 

Texte paru dans la Revue I Rouge, L’Invisible, n°2,  décembre 2017, p. 61-62 (extrait)

 

 

 

La brume a tout recouvert sur Pen-Hat.           

Je descends dans les dunes, l’océan est

invisible

mais son grondement est bien là.

Deux corneilles furètent dans l’herbe mouillée.

Mes bottes en caoutchouc appuyées sur un granit couvert de lichen jaune.

L’océan vient, se retire, revient plus fort,

J’observe son manège,

il respire bruyamment.

La lande perdue dans la brume, on ne l’aperçoit pas, mais on l’entend.

Depuis le château, je dévale les dunes douces et chevelues,

 

Sur la plage en contrebas, un couple avec un chien.

Silhouettes.

Le chien ramasse le bâton et tourne autour de ses maîtres.

Découpe des rochers à contre-jour.

Lumière métallique.

 

Dans les vagues énormes, en bas, trois nageurs,

leurs silhouettes ballotées

comme des nageoires pointues de gros poissons.

Le ciel vient de s’ouvrir,

rose pâle.

La lune est là, dans les lanières de ciel bleu,

la marée lui obéit.

Le soleil vient de surgir derrière la brume opaque.

Il apparaît pour mieux disparaître.

S’enfonce lentement dans le lit de nuages noirs.

Le ciel est là, derrière les vapeurs denses.

Plein soleil et pleine brume,

plein jour et plein soir.

On voit de nouveau un peu d’horizon.

Un nageur se laisse glisser jusqu’à la plage en diagonale.

Et toujours le grondement insatiable de l’océan,

comme un hurlement qui vous enveloppe,

prend possession de vous,

plus encore que le grand spectacle de l’étendue.

La lande est grande, la lande est haute,

avec ses terriers de lapins,

ses nuées de corbeaux

qui picorent par groupes de quatre sur l’herbe humide,

la brume s’est dissipée.

 

Un chien noir vient de débouler d’un sentier côtier menant vers le large,

il passe près de moi,

il frétille, son regard est doux,

 sa gueule pleine de bave,

il tourne autour de moi,

repart en courant, joyeux,

vers le sentier côtier,

une silhouette apparaît à l’horizon, un homme,

son maître,

inondé de lumière métallique,

il s’avance au loin,

monte sur la pointe d’un rocher à contre-jour,

il est presque transparent, immobile,

se déplace lentement, comme s’il flottait,

il est monté sur la pointe du rocher,

debout face à l’océan,

le chien prolonge sa silhouette,

leur ombre bicéphale se reflète à contre-jour dans la lumière aveuglante de la lune

qui vient d’apparaître au milieu d’un ciel bleu éclatant,

recouvert d’une épaisse nuée grise qui masque jusqu’au lion de l’horizon,

tandis que le soleil commence à briller de mille feux.

 

L’apothéose avant d’amorcer la descente.

 

Le chien regarde vers les dunes,

son corps est tendu vers la terre,

sa saveur d’humus,

avec tout en haut, le château du poète,

en ruines.

L’homme regarde vers l’abîme, sa silhouette précaire

s’est arrêtée tout au bord du rocher,

il regarde en bas.

 

La tentation de se jeter.

Je suis paralysée.

De loin, sa silhouette ressemble à celle d’un mendiant.

 

Plus tard, il quitte le rocher, quitte le sentier côtier,

ne passe pas près de moi,

ne me regarde pas, trace une diagonale sur la lande,

vise un point en haut, vers l’ouest,

je le vois en haut de la pente,

il marche calmement, tient à la main la laisse du chien,

il porte un costume bigarré, arlequin lunaire,

un costume pantalon à moitié gris, à moitié marron,

la veste découpée en  grands losanges,

quatre losanges pour la veste,

quatre losanges pour le pantalon,

un costume de coupé en deux.

Il marche souplement, regard bleu clair, 

cheveux rasés,

mine reposée. Il ne me voit pas.

Je pense à Jean-Luc Lagarce.

- Un jour je reviendrai, j’aurai plus de charme. 

 

La brume qui a noyé le port tout le jour s’est dissipée,

la brume ne lèche plus que les falaises

tandis que la mer gronde en contrebas,

sa bave se glisse dans son lit de pierres rondes,

la marée haute, dans son incessante respiration rauque.

Le chien noir a disparu,

son maître a disparu

derrière une dune,

dans le flot continu de sa marche tranquille.

 

Le lendemain,

à la tombée du jour,

le chien noir revient,

depuis le même sentier,

mais il a changé de maître,

l’homme a une barbe, il me regarde quand il passe au-dessus de moi,

il est plus proche,

il ne marche pas en-haut,

il ne trace pas de diagonale avant de disparaître,

il longe les falaises le long de la plage,

il s’éloigne vers l’ouest.

 

La lande, lieu de tous les possibles,

la lande entre jour et nuit,

soleil et lune, la lande,

au pays des vivants et des morts,

la lande, lieu de tous les possibles,

de toutes les résurrections.

 

 

 

ET LE VENT

 

Texte paru dans Le Brigadier, revue mensuelle des arts de la scène, Toulouse,  mars 2015.

 

Il n’y avait pas de pommier au jardin d’Eden mon amour

Le pommier était un figuier mon amour

Ou une passiflore

Les pétales de la passiflore du jardin d’Eden c’était moi mon amour

Non il n’y a jamais eu d’humains dans le jardin d’Eden mon amour

Seule la folie de plaisir des végétaux

Leurs stratégies souples et compliquées

Leurs interpénétrations liquoreuses

Leurs splendeurs charnues étalées au grand jour

Leur absence de honte

Et leur frénésie de jouir

Tu te souviens de nos premières fois, mon amour

Notre première nuit

Notre premier cinéma

Notre premier restaurant

Notre premier voyage

Notre premier printemps

Notre premier automne

Dans les journaux ils glorifient les premières fois

Mais pas nos premières fois à nous

Dans les journaux ils disent que c’est

La première fois depuis 2011que la France décrète un jour de deuil national

La première fois qu’on décapite sur le sol français

La première fois qu’un terrorisme global ne puise pas ses racines en Occident

La première fois qu’une femme kamikaze se fait sauter sur le sol français

La première fois depuis 1945 que la France instaure l’état d’urgence

La première fois que la famille du terroriste Samy Amimour parle

La première fois que la musique a été touchée par le terrorisme

La première fois que l’OTAN invoque la clause de défense collective

La première fois qu’une mère de terroriste arabe présente ses excuses au peuple d’Israël

La première fois que la France bloque des sites d’apologie du terrorisme

La première fois depuis Vichy qu’on met en avant la déchéance de nationalité

Tu te souviens de nos premières fois, mon amour,

L’amour est toujours premier,

L’amour, l’impulsion, la stupeur qu’il entraine

Faites l’amour pas la guerre

Faites l’amour par la guerre

Non il n’y avait pas d’humains au jardin d’Eden mon amour

Que des arbres des fleurs et des insectes

Et le soleil

Et le vent

 

 

CEUX QUI TOMBENT

 

Texte de commande paru au moment de la Coupe du monde de football dans La Gazette, Montpellier, 30 juin 2010.

 

 

PrÉsentateur tV1.- Bonjour. Dernières nouvelles du Mondial.

Le capitaine de l’équipe d’Afrique du Sud succombe d’une élongation du cubitus supérieur.

L’amiral de l’équipe  de France se remet difficilement d’un claquage auriculaire...

 

A - Tu peux venir manger ?

 

B - Je fais ce que je veux.

 

A - Ça ne te ferait rien de t’occuper des enfants ?

 

B - T’en veux une ?

 

Présentateur tV 1.- La Grèce  souffre du trapèze.

L’Angleterre du rhomboïde.

Les iscios-jambiers de l’Espagne sont en fin de course...

 

A - Tu pourrais éteindre la télé s’il te plaît ?

 

B - Qu’est-ce que tu dis ?

 

Présentateur tV 1.- La Suède  compte ses blessures,

La Norvège soigne les hématomes,

L’Allemagne compte ses abducteurs...

 

A - Quand est-ce que tu reprends le sport ? Je t’ai acheté un nouveau short.

 

B - On en parle plus tard ?

 

A - Tu n’as pas encore fait les courses ?

 

B - Je te le dis, ton nez, tu n’as que ça de fin !

 

Présentateur tV 1.-  L’Andorre souffre d’embolie pulmonaire,

La France d’apoplexie,

La Roumanie de dysenterie,

Le grand corps du sport a pris du retard.

Tous ceux qui tombent seront remplacés.

Les premiers seront les premiers ...

 

A - Tu prends du ventre ces temps-ci.

 

B- ...

 

A- Tes mollets ne sont plus cotés en bourse.

 

B- ...

 

A- Ni tes tarses et métatarses.

 

B - Tu peux changer de sujet ?

 

Présentateur tV 1.-  Pitié pour les mollets du Monténégro...

Le rond de tranche a chuté,

Les cours vont remonter,

Chaque muscle vaut de l’or,

Les paris sont ouverts !

 

A - Je peux changer de chaîne ?

 

PrÉsentateur tV 2.- Au fond de chacun, un homme intact, qui continue à aimer sans se préoccuper des ratés ni des blessures,  qui s’autoguérit et s’autorépare à sa façon...

 

B - Trop c’est trop !

 

PrÉsentateur tV 2.- Ne craignons pas d’explorer ce que nous avons de pire.

 

B - Arrête ça !

 

A - Je te préviens, la télé passera bientôt par la fenêtre.

 

B - Je ne veux pas te perdre.

 

A - Fuck le mondial !

 

B – Viens là.

 

A - Ah ! partir en atomes ! en atomes ! 

 

PRESENTATEUR TV1-  Ils en veulent, ils y croient, ils vont décrocher la couronne, ils valent des milliards, le ballon leur obéit !

 

A - Tiens, l’azur qui se couvre !

 

B - Arrête !

 

A - Ne t’occupe pas de moi. Je n’existe pas. Le fait est notoire.

 

B - À d’autres !

 

A - On marche à reculons, la tête à l’envers.  Nos larmes arroseront nos fesses.

 

PRESENTATEUR TV1-  Il a perdu ! Il a vaincu ! Son jarret ne suit plus, sa bavette est au taquet ! Il perd ! Non il gagne !

 

A - Des larmes de rire.

 

B - Regarde comme ils sont bons !

 

A - Tu sais, on dirait que tu te bats avec une langue morte.

 

B - Ouiiiii ! Ouiiii !

 

A - Et toujours ce bruit de terre qui gronde.

 

PRESENTATEUR 3- La responsabilité et le financement de l'équarrissage seront par ailleurs progressivement confiés aux filières de production. Les meilleurs gabarits seront  sélectionnés. Avec, à terme, la volonté de permettre à tous d'évaluer sa performance afin d'améliorer la productivité...

 

B - Non, pas possible !

 

A - Là, en dedans.

 

B - Quel con !

LA CHAMBRE DES ENFANTS

 

Extrait de nouvelle non publiée. Le texte commence ainsi :

 

- Quatre cent euros

Une chambre qui donne sur la cour, un salon en enfilade, une cuisine sur la rue

La dame est partie, c’est bien dommage

Si vous connaissez quelqu’un…

 

Aujourd’hui trois personnes parlent fort dans l’appartement de ma maîtresse Voilà dix ans que ma maîtresse habitait là Ils déplacent des objets Non ce ne sont pas de nouveaux locataires qui aménagent C’est seulement le gérant qui vient faire des travaux de rénovation Il embauche des étudiants, dit-il à la voisine La voisine répond qu’elle ne connaît personne Elle s’appelle Mathilde  Elle n’est pas là depuis longtemps. Elle vit dans l’appartement d’à côté Elle a tout cassé dans l’appartement d’à côté. Elle vient d’ouvrir les volets qui donnent dans notre petite cour commune Depuis des mois ils étaient fermés

 

Des gens ont vidé l’appartement de ma maîtresse Plus de hamac accroché au fer forgé dans la petite cour commune Plus de poupée abandonnée dans la cour Avec ses gros yeux ronds Le tapis de cisal est resté sur le béton Délavé par la pluie et les vents  J’erre dans le quartier  Je ne sais où aller L’autre matin je marchais sur les toits en plein soleil Je me traînais sur les tuiles rondes Je suis tombé sur le fenestreau de la salle de bain de la voisine Je me suis jeté contre le fenestreau de la salle de bain pour entrer Je n’avais pas vu les grilles Mathilde n’a pas compris mon geste Elle n’est pas d’ici Elle a refermé le fenestreau J’aimerais que quelqu’un m’adopte Je n’en puis plus de solitude J’ai perdu l’appétit  Je suis maigre Mon cou est décharné Et le pire Je redeviens sauvage  Le jour où l’appartement est devenu inhabité j’ai longé les murs de la rue le regard vide J’étais sous le choc je marchais au hasard Je ne reconnaissais plus le quartier Je ne reconnaissais plus la ville J’étais devenu de nulle part  Je m’étais trompé d’entrée J’avais voulu passer par le portail de la voisine Mathilde s’est avancée vers moi avec une assiette J’ai pris peur Je n’ai pas compris Dans ma panique je me suis enfui  Je ne fais plus rien normalement J’ai perdu le rythme

 

Avant avant hier je la regardais assis sur ma chaise Je la fixais de mes yeux verts  sans amour et sans haine Les deux enfants jouaient dans la petite cour Je ne baissais pas les yeux Avant avant hier les travaux ont été finis au rez-de chaussée de la maison de la voisine Sur la fenêtre qui donne sur notre courette commune elle avait attaché un petit drap blanc léger Brodé de fleurs roses et bleues Notre ligne de démarcation Ligne frontière Je ne me sentais pas menacé dans mon territoire La vie continuait comme avant Ma maîtresse recevait même des amies l’après-midi dans la courette C’était l’été Avant-avant hier la voisine avait nettoyé pour la première fois le rebord de la fenêtre et les volets Ma maîtresse n’avait pas réagi Elle était partie avec ses enfants Depuis plusieurs jours En week-end J’étais resté seul avec Lila la chatte noire Lui n’était pas venu non plus Peut être qu’il était parti lui aussi en week-end Lui Je veux dire le meilleur ennemi de ma maîtresse Le père de la petite dernière Un type pas clair Je ne sais pas ce qu’il fait dans la vie Certains jours quand il est là la tension peut monter d’un coup Il joue de la guitare Il lui dit qu’elle l’énerve Il dit à la petite qu’elle l’énerve Alors ma maîtresse l’insulte Ce n’est pas beau à entendre Elle boufferait l’univers entier Je plains la voisine Elle vient de rouvrir les volets qui donnent sur la courette Ce n’est vraiment pas une bonne idée Elle a donné un coup d’éponge sur les carrelages blancs et les volets vert d’eau Puis elle a laissé les volets ouverts Longtemps ils ont été fermés à cause des poussières des travaux Ils sont ouverts mais notre courette est séparée de so n appartement par une vitre hermétique et un rideau opaque blanc Quelque part elle respecte notre territoire  Avant-avant hier, Lila la chatte noire s’est arrêtée sur le toit pour regarder le ciel Je lui ai trouvé un air inquiet je n’ai pas compris  Avant avant hier un homme est monté sur le toit de l’appartement de ma maîtresse Il avait l’air très pressé Il a branché  à toute vitesse un fil à l’antenne de télévision Vite fait mal fait Il est redescendu avec son escabeau A rentré l’escabeau par la fenêtre de l’appartement puis a disparu Il a oublié sa caisse à outils noire Il a enlevé la couverture orange qui obturait le conduit de cheminée La couverture orange gît sur les tuiles Abandonnée Elle est de la même couleur que les tuiles Avant-hier après-midi ma maîtresse a arrangé ses plantes dans la courette La voisine n’a jamais vu son visage  Elle n’a jamais vu que ses mains triturer le lierre dans la jardinière suspendue aux volutes de fer forgé D’elle elle n’a jamais vu que ses mains D’elle elle n’a jamais entendu que sa voix Ma maîtresse parlait fort ce jour-là Criait après ses deux  filles Manifestait une certaine impatience Sa voix éclatait le long des parois de la courette Comme un entonnoir se refermant sur elle et ses gosses Les deux fillettes partagent une chambrette sombre en dessous du niveau de la courette La courette est leur bain de soleil Leur bain d’air Leur bain de ciel C’est là qu’elles jouent avec les poupées et les chats La petite a huit ans, la grande quatorze Le soir elles s’enferment dans le lit à étages de la petite chambre qui ressemble plutôt à un placard qu’à une chambre La nuit nous n’avons pas le droit de rentrer dans la chambre Alors Lila et moi restons sur nos chaises dans la courette Lila aime que je sois roux, Quand il pleut nous arpentons le toit de la voisine Nous contournons son patio Nous nous débrouillons Lila va parfois cacher ses chatons dans le garage de la voisine Dans la courette en été on est bien Il y a ma chaise La chaise de Lila Les fils à linge Les plantes qui grimpent Les jouets

 

Avant avant hier la courette avait embelli Une grande jardinière avec une plante à fleurs blanches et jaunes Un projet de les faire grimper sur le mur du sud Une chaise pliante fuchsia en fer Des jardinières à remplir La terre bien remuée Au sol un tapis de bambou Au-dessus deux rideaux de bambous Pour s’isoler des voisins qui mobilisent la fenêtre de l’étage Ma maîtresse avait bien fait les choses Hier après-midi une lumière exceptionnelle baignait le quartier  La voisine a fait des photos de son rez-de-chaussée puis elle est partie J’ai entendu son portail claquer

 

(…)

 

LA FEMME SANS PASSÉ

 

Extrait de nouvelle non publiée. Le texte commence ainsi :

 

 

Tout a commencé un jour de printemps. En rentrant de son travail, il m’a  trouvée à terre le long du chemin, évanouie, il m’a recueillie et fait soigner, m’a conduite à l’hôpital le plus proche, à une heure de là, j’étais très faible mais rien de grave, ni contusion, ni blessure, ni trace de choc, simplement des éraflures, comme des traces de branches, mais des branches bleues, personne n’y comprenait rien. Je portais un imperméable, des basquettes, et dans mes poches, des photos délavées par la pluie, devenues illisibles. On  a cherché dans les journaux une trace de ce qui avait pu m’arriver, un événement, une anomalie, ce que les humains appellent  événements sont souvent synonymes d’anomalies, de ruptures. On n’a rien trouvé ce jour-là, ni naufrage, ni débarquement, ni accident de la route, ni violeur de femmes ou d’enfants tapi dans les fourrés. En rentrant du travail, Pierre m’avait trouvée à terre le long du chemin, évanouie, il m’avait recueillie et fait soigner,  m’avait conduite à l’hôpital le plus proche, à une heure de là, j’étais très faible mais rien de grave, ni contusion, ni blessure, ni trace de choc, simplement des éraflures, comme des traces de branches, mais des branches bleues, ce qui n’était pas compréhensible. Je ne pouvais donner aucune indication, je ne savais rien, ni comment je m’appelais, ni d’où je venais, ni comment j’étais arrivée là, mais je parlais le langage humain, on diagnostiqua une amnésie : pour tout le monde, je fus la femme sans passé.

 

1.

Je passe beaucoup de temps à ne rien faire, assise au pied d’un figuier dans le jardin, j’habite chez lui, chez nous. Pendant que Pierre part travailler, je regarde les vols des oiseaux, je les classe par espèces, j’étudie les figures qu’ils tracent dans le ciel, j’essaie d’y lire des signes, cabalistiques, algorithmiques, j’essaie d’y lire la formule de la mystérieuse coïncidence des contraires, là où ce qui est se passe d’étiquettes, de qualité, de pensée. Je n’ai pas besoin de lire Nicolas de Cues, ni Héraclite, je les connais déjà, personnellement. Pierre s’occupe de moi, il me nourrit, les jours passent dans la maison Phénix, bientôt l’automne.

Je vois mieux la nuit que le jour, surtout par nuit noire, je distingue chaque caillou du chemin, chaque fragment de l’ancienne porte de grès rose du jardin, maintenant à terre, en ruine, chaque fragment, je le distingue dans l’herbe.  Pierre me demande En combien de morceaux me vois-tu, toi qui ne vois que de nuit ? Je ne sais pas répondre. Ce que je sais, c’est que  je m’exerce à voler. Je fais des tours d’envol. Je prends mon élan, je cours, vite, vite, et puis je m’envole, j’ai fait de la sorte beaucoup de stages d’envol. Je vole, mes longues jambes m'entraînent toujours trop loin, ma propre substance vole, naturellement, sans effort, sans élan d'ailes. Je bois le vent de ma propre vitesse. Le mouvement de voler en moi devient inépuisable. Je connais l'impulsion simple, toucher la terre c'est rebondir. Mes vols sont une suite de rebonds, une éternelle jeunesse. Je parcours le ciel en rêve, par-dessus les toits, à la rencontre de créatures. J'y ai rencontré l'ange de La Mélancolie de Dürer, les angelots du Caravage, les anges de Mathias Braun à Prague, les anges du Bernin à Rome, les anges de Zurbaran à Montpellier, les ailes du désir à Berlin, et bien d’autres créatures.

J’ai toutes mes journées à moi pendant qu’il est au travail. Pierre est astrophysicien, il travaille peu à la maison, son laboratoire est ailleurs. Pendant ce temps, je fais pour moi-même des stages d’envol, et je lui en rends compte le soir quand il rentre. Je varie le terrain, route de campagne avec arbre, biche et faon, chemin d’usine avec hérisson, sous-bois tapissés de feuilles sèches rouges qui crépitent sous les pieds, massifs d’orties en fleurs. Il s’agit de quitter le sol, brusquement, de mes propres pas, sans aide technique particulière, uniquement par le biais de la concentration. Je vis sans réel projet. Je cherche à me relier à mon intérieur, je n’y parviens pas longtemps, cependant chaque matin je recommence. Il trouve que je suis un sujet intéressant pour la science, d’ici peu, j’en suis certaine,  il va chercher à m’utiliser, à me rentabiliser. Avec d'autres, Pierre cherche à faire des photographies fluidiques de la pensée, ils en sont au stade expérimental. Ce dont ils sont sûrs, c'est que la pensée projetée, positive ou négative, rebondit vers la personne qui l'a générée avec une force proportionnelle à l'énergie employée pour la projeter. Elle rebondit bien au-delà de la personne, dans des proportions difficilement mesurables. Les capteurs sont à la mode. Ce que j’ignore à l’époque, c’est que pendant mon sommeil, Pierre m’a équipée d’un capteur de pensées.

Je note tout ce que je ressens dans mes expériences d’envol : sensation d’être un instant soustraite au cours normal du temps, sentiment de faire un tout avec l’univers qui m’entoure, minéral, végétal, animal, au point de pouvoir supporter à nouveau les êtres humains comme des frères, sensation d’émerveillement, sensation d’être en contact avec plus grand que soi. Être soumis au cours normal du temps est un fléau, je le sens. Le temps ne veut que notre mort, à tous, les humains, sauf que je ne suis pas sûre encore d’être une humaine. On n’a rien trouvé sur mes origines. Dans mes stages d’envol, j’ai embrassé le regard de l’aigle, qui du haut des toits aperçoit le lapin insouciant et fond, brutalement, sur lui. Comme l’aigle, j’ai volé sans laisser de traces dans le ciel. Comment voit l’aigle ? Quelle forme, quelle couleur, quelle odeur avons-nous pour lui? Dans la maison Phénix nous avons un chat, une chatte plus exactement, une chatte blanche, une chatte de contes, et pour l’instant j’essaie d’entrer toujours plus avant dans le regard de mon chat, de soutenir le regard de mon chat, sa prunelle verte et concave qui reflète mon visage, j’aimerais comprendre le regard de mon chat, entrer dans la demi sphère de représentation de mon chat, participer de son monde, malgré moi.  

 

(…)

bottom of page