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 ENTRETIEN AVEC VALERE NOVARINA ET AMADOR VEGA

"ART CONTEMPORAIN ET TRADITION THEOLOGIQUE"

SEMINAIRE" PASSEURS DE PATRIMOINE"

(Laboratoire Patrimoine Littérature Histoire, université de Toulouse 2)

SEANCE ORGANISEE PAR LYDIE PARISSE

20 OCTOBRE 2015 AU THEATRE LE RING A TOULOUSE 

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http://www.theatre2lacte-lering.com/lering/event/rencontre-valere-novarina/

 

https://www.canal-u.tv/video/universite_toulouse_ii_le_mirail/art_contemporain_et_tradition_theologique_table_ronde_lydie_parisse_valere_novarina_amador_vega.19236

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Le compagnonnage de Lydie Parisse et de Valère Novarina date de 2008, lors de la création du Théâtre des paroles à Montpellier par la compagnie, au moment de la publication de l'essai La Parole trouée, où Lydie Parisse consacre un long chapitre à l'écriture théâtrale de Valère Novarina dans sa relation à l'invisible. A l'occasion, Lydie Parisse avait organisé avec Gilles Siouffi (Professeur de linguistique à la Sorbonne) une rencontre destinée aux étudiants d'arts du spectacle de l'université de Montpellier 3. Par la suite, Lydie Parisse et Valère Novarina se sont souvent rencontrés. En 2013, Lydie Parisse a organisé une rencontre destinée aux étudiants du master Métiers de l'écriture à l"université de Toulouse 2, où, deux ans plus tôt, en 2011, elle avait organisé un colloque international Le Discours mystique dans la littérature et les arts (théâtre et arts plastiques) publié en 2012 aux Classiques Garnier. Ce colloque, auquel participait Valère Novarina, a été l'occasion de la rencontre du dramaturge avec Amador Vega. Par la suite, tous deux se sont retrouvés lors d'autres rencontres et colloques, notamment organisés par Denis Guénoun.

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EXTRAIT DE LA RENCONTRE

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Lydie Parisse présente les intervenants : Valère Novarina, dramaturge, metteur en scène, plasticien, et très porté sur la mystique ; et Amador Vega, professeur d’esthétique à l’université Pompeu Fabra à Barcelone, spécialiste de la mystique et des arts plastiques contemporains. Il est président de la Biblioteca mystica et philosofica Alois M. Haas à l"intérieur de son université.

 

AMADOR VEGA.- La Biblioteca mystica et philosofica Alois M. Haas, est une donation de la part d’un des plus grands spécialistes de la mystique, elle comprend environ 40 000 volumes en latin, en hébreu, en arabe, en grec, en anglais. Nous avons constitué un groupe de recherche autour de la bibliothèque, à partir de cette idée du polonais Kolakowsli selon lequel la mystique est internationale, et on a commencé à traduire des textes.

 

En traduisant  Maitre Eckhart, j’ai découvert un vocabulaire de l’image, comme l’origine d’une grammaire apophatique, il y aurait peut-être une origine médiévale, en langue vulgaire, allemand, français, italien, espagnol, pour décrire l’expérience de la kénose, de l’évidement. En même temps je travaillais sur les mouvements d’avant garde de Kandinsky à Rothko et j’essayais de faire la description phénoménologique du processus de l’abstraction : un  processus de séparation, un processus ascétique pour trouver l’origine d’une image qui pour Maitre Eckhart n’est pas une image, j’ai travaillé dans mes livres et mes recherches à lier littérature et théologie médiévale, mais aussi peinture sculpture, théâtre, ce qui m’a intéressé c’est l’ascétique du langage chez Valère Novarina

 

LYDIE PARISSE.- Valère, peux tu nous parler des journées de Thonon que tu as organisées autour de madame Guyon ?

 

VALERE NOVARINA.- Il y a une joie intense à être le seul en Europe un lire un livre. C’est ce que je me suis dit en ouvrant un livre de Méliton de Sarde, de Rupert de Deus, tiens je suis peut-être le seul à redonner vie à ce livre, les livres sont rangés comme des pierres tombales dans les bibliothèques que je compare souvent à des cimetières. En ouvrant un livre, avant de le lire avec vos yeux et votre intellect, il y a cette floraison des pages du livre dans vos mains, et surtout vous lui donnez votre souffle, c’est pour ça que les phrases tiennent debout, c’est un échange émouvant. Sur scène les acteurs sont ceux qui redressent les textes.

 

Depuis le collège de Thonon jusqu’à la Sorbonne on m’avait appris qu’entre Aristote et Descartes c’est la nuit noire du moyen Age. Et puis un jour j’ai lu un livre de Gilson sur l’histoire de la philosophie médiévale et j’ai découvert une caverne d’Ali baba, il y a eu la joie d’un plaisir interdit. J’aime beaucoup Rousseau il est dans les paysages où j’ai vécu petit, et puis un jour Fénelon a écrit : « si j’avais connu cet homme j’aurais aimé être son valet de chambre », c’est pas rien comme déclaration d’amour. J’ai demandé à mon ami Jean-Noel Vuarnet s’il aurait des livres de Fénelon à me prêter pour cet été-là, et il m’a prêté la correspondance avec madame Guyon, j’étais dans mon chalet à 1200 m, j’ai vu qu’elle avait écrit sur la commune de mon chalet, mon premier intérêt a donc été anecdotique, puis j’ai été emporté par son autobiographie, le premier livre que j’ai lu, qui a un côté très Sturm und Drang, agité, elle me faisait prendre conscience d’un pont entre l’orient et l’occident, car comme beaucoup de gens à l’époque je m’étais détourné du christianisme et je ne lisais plus que des choses sur le bouddhisme zen, le taoïsme, etc, D’un coup elle m’a redonné cette bibliothèque. Ce qui m’a frappé aussi, c’est que la manière dont elle travaillait n’était pas étrangère à la mienne. Je vais vous lire le passage à Thonon où elle parle à son confesseur le père Lacombe.

 

« Il me vint un si fort mouvement d’écrire que je ne pouvais y résister … »

« En prenant la plume je ne savais pas le premier mot de ce que je voulais écrire »

« A mesure que j’écrivais je me sentais soulagée et je me portais mieux »

 

C’est curieux, cette physique de l’écriture, chez les écrivains du XVIIe l’un d’eux, Bossuet je crois, se plongeait les pieds dans l’eau glacée pour écrire, Corneille mangeait des plats indigestes, ce côté physique du travail, comme le travail de l’acteur, c’est tout le corps qui travaille. Je me suis entichée de Madame Guyon, j’en ai parlé à Dubuffet avant qu’il meure, je lui ai dit, j’ai trouvé une sorte de mystique à l’état brut, et là dessus il est mort. On a fait ensuite beaucoup de lectures de Jeanne Guyon avec mon ami Jean-Noel Vuarnet. Ce qui est intéressant c’est qu’elle a fait dix ans de Bastille parce qu’elle ne plaisait pas à Bossuet, elle n’avait pas fait d’études mais elle a fait des commentaires de la Bible à en plus finir, elle a écrit des poèmes dont certains auraient servi de modèles à Rimbaud et Eluard selon le livre d’Etiemble qui s’appelle Système solaire ou trous noirs, il dit que « J’écris ton nom », c’est dans Madame Guyon et « Elle est retrouvée quoi l’éternité », c’est dans Madame Guyon aussi. Elle était dans la bibliothèque des Charmettes, chez madame de Warens, mais Rousseau en dit beaucoup de mal, il y aussi une très jolie formule sur le rapport entre Fénelon et Guyon vu par St Simon : « leur sublime s’amalgama ». Madame Guyon c’est aussi le B-A-B-A du christianisme, à un moment elle rencontre un ermite qui lui dit que la religion c’est à l’intérieur de soi, elle m’a fait comprendre des choses, c’est un livre extrêmement concret que son autobiographie.

 

AMADOR VEGA.- Si la mystique est moderne, c’est la fondatrice de la modernité,  c’est parce que c’est une écriture qui vient substituer l’absence, c’est parce qu’elle est discours, non pas sur la plénitude mais sur l’absence de Dieu, et alors cette absence est remplie par cette écriture qui ne s’arrête pas, le désir de remplir cette absence. Je pense qu’on est conscient de cette absence à la fin du XII e et au début du XIIIe siècle, à la naissance des langues vulgaires, d’où l’effort pour la création des néologismes, pour définir des concepts qu’on connaît en latin, mais la notion de création n’est pas très juste, les écrivains mystiques ne sont pas des créateurs, c’est l’idée de l’inventio, de la chasse, de la trouvaille, trouver la parole comme les trouvadours.

 

LYDIE PARISSE.-  Michel de Certeau,  dans La Fable mystique 2, écrit que les textes mystiques présentent une autre manière de connaître, ont un intérêt sur le plan anthropologique, linguistique, littéraire.

 

AMADOR VEGA.- L’angéologie, Rilke, c’est intéressant dans La Fable mystique 2. Mais La Fable mystique 1 est un livre génial, il donne la formule du « pas sans toi »  comme l’origine du christianisme, et la compare au « Nicht ohne » de Heidegger, il fait le lien entre la mystique et le nihilisme, il y voit le fondement d’un nihilisme moderne. Michel de Certeau  fait le lien entre le siècle du XIIe s et le langage de la modernité internationale. La mystique c’est international … comme le marxisme !

 

LYDIE PARISSE - Oui, une espèce de langue qui traverserait les langues, les époques et les cultures.

 

AMADOR VEGA- Et les pays ! L’Entbildung, en Mittelhochdeutsch, ça veut dire défiguration, ou « désimagination » parce que la Bildung c’est l’imagination, on peut dire que pour Eckhart, (comme pour Mechtilde de Magdebourg),  il part de ce besoin de défiguration, c’est, en théologie le besoin de se dépouiller des images, des idoles. On peut dire avec Augustin que si tu as compris ce que c’est Dieu, c’est que c’est pas Dieu, si tu as une image de Dieu, c’est une idole, alors il faut mettre en dehors cette image. En Europe, au moment de la naissance de l’art abstrait, il y a ce besoin de détruire l’image, il n’y a pas de confiance en l’image parce que l’image c’est toujours une représentation, c’est pas la présence,  l’idée et le besoin d’avoir non les phénomènes, non l’apparition, mais le moment, l’instant de l’apparition, la parole phénomène, la lumière, au sens grec : on le trouve formulé dans la mystique du Moyen Age.

On peut suivre le vocabulaire mystique dans toute l’Europe. Comment la mystique médiévale puis baroque a influencé Shopenhauer qui avait lu J de la Croix (déjà traduit en français à l’époque, traduit en français avant d’être traduit en espagnol) et Guyon : les mystiques sont des passeurs, il y a cet abandon d’une langue, il y a l’idée d’une percée.

Mon idée c’était pas de travailler sur l’histoire de l’art, mais sur le processus mystique de destruction des images, il y a une catégorie qui est la fragmentation du corps, c’est l’asparagmos grec, le sacrifice. Or, on sait par l’histoire des religions qu’il y a un abandon du sacrifice du corps sublimé en sacrifice de la parole, on peut voir comment Rothko a eu besoin de détruire, de fragmenter le corps humain pour arriver à la nuit obscure. A la fin la grammaire c’est la même. On part de  la fragmentation et on arrive à la défiguration, à l’évidement.

 

LYDIE PARISSE.-  C’est ce que tu dis, Valère, quand tu affirmes que créer c’est « défaire l’homme ».

 

VALERE NOVARINA. – (lit son texte « Observer les logaèdres » dont nous donnons quelques bribes ici). « Vider l’homme » … « l’offrande de la figure humaine » « représenter l’homme, non, le dérepresenter », …« le fléchage humain, l’effacer », … « pas d’être en nous, pas d’être pour nous, non l’être n’est pas pour nous », … « l’homme le porte devant soi comme un animal », «  l’homme nous le portons dehors et l’offrons », …« au plus profond  de notre chair nous portons la marque de l’esprit traverseur respirant », …« il y tout au fond non un fond mais une porte, une musique négative, c’est là que se fait tout le travail de la dynamique respiratoire », …« la langue inverse, la langue est devant, les mots nous précèdent, ils en savent plus que nous », …« la force surnaturelle de la parole de la pensée est dans son retournement, elle n’avance que dans le retournement », … « la respiration préfigure la pensée ».

 

Les théories de l’acteur c’est toutes des théories sur le masque vide. Il faut distinguer les acteurs des imitateurs d’hommes, tout comme les grands mystiques sont des ennemis de Dieu, du mot « Dieu », cette tendance à tourner autour de la respiration, comme un mouvement qui va de la vie à la mort, mais elle est tellement au centre du travail de l’acteur qu’il vaut mieux ne pas en parler.

 

AMADOR VEGA. - Quand j’ai lu pour la première fois ton livre L’Envers de l’esprit, je me suis demandé si dans ton oeuvre il y a des éléments de théologie implicite parce qu’il y a l’idée de destruction de l’ontologie, la réfutation de l’idée que dieu soit un être, une substance stable, il y a cette idée de mouvement continuel, je me rappelle de Ramon Lull, qui écrivait en catalan, en latin et en arabe, il a écrit un petit livre qui s’appelle Liber est, c’est sur l’action d’être qui est dieu, on ne peut pas dire, il est,  il y a cette idée de détruire l’idée que dieu soit un être, c’est une idée biblique dans l’Exode, c’est l’exitus, c’est une sortie, ce n’est pas une substance stable, dans les arts plastiques on a besoin de qqch de concret, de dire que dieu est.

 

VALERE NOVARINA. - Il faut lire Jean Luc Marion, Dieu sans l’être. Tous les mots sont des idoles et nous sommes des machines à fabriquer des idoles, il faut renverser les idoles par la combustion du langage. En écoutant l’allemand sans chercher à comprendre, quand j’étais petit j’habitais à côté d’un stade, les coureurs renversent les haies, j’ai vu cette image d’une course de haies, penser c’est renverser les mots comme des idoles, j’aime bien le mot parole parce qu’il est souple, il y a un mouvement fluvial. Un idée de combustion et d’offrande aussi. On passe par la mort à chaque respiration, il y a une résurrection du souffle tout le temps. C’est quelque chose de biologique, d'imprimé en nous.

 

AMADOR VEGA.-  En montée ou en descente ?

 

VALERE NOVARINA. - Je suis attiré par les pères grecs et la religion orthodoxe parce qu’il n’y a pas de dichotomie entre le spirituel et le matériel. A la fin toute la chair et la matière sera sauvée, il y a un christianisme total dans l’incarnation qui déplait tant aux orgueilleux, dit Augustin. Il y a une puissance de renversement dans le christianisme. Jean Noel Vuarnet, disciple de Certeau, opposait les mystiques et les théologiens, je me refuse à les opposer. Il y a un contact avec les flux dans l’activité artistique. Attention au sol. Je fais des mises en scène thermiques. Trouver un rythme accordé, des acteurs posés comme des mouettes sur la vague, j’aimerais écrire sur la musique, j’y connais rien mais j’ai lu beaucoup de livres sur la théorie musicale, ces controverses théologiques, ces disputes entre les chrétiens et les juifs, ont formé le discours scientifique, quand je lis Marius Victorinus je me dis que tous les physiciens devraient lire ça, la théologie cherche à se saisir de l’invisible, de l’immatériel, la théologie a complètement fertilisé le monde médiéval et après, il faut redécouvrir ces trésors. Lorsqu’on lit Eckhart, Heiddeger vous tombe des mains. Je vais dire une chose que je devrais peut-être pas dire : Heidegger c’est comme une théologie devenue folle parce que coupée de la Bible. A une époque j’avais 2 phrases affichées dans mon atelier ; une phrase de Rupert de Deus, de mémoire, « celui qui lit  avec attention les Ecritures, celui là comme Jacob lutte avec l’ange », cette idée de combat, de mobilisation de notre intelligence. Et une phrase de Mme Guyon «  Je ne saurais plus rien écrire de ce qui regarde mon état intérieur, je ne le ferai plus, n’ayant  point de paroles pour  exprimer ce qui est parfaitement dégagé de ce qui est l’expression, la pensée et la conception humaines »

 

AMADOR VEGA.- Les langages luttent contre le langage, ce n'est pas la lutte de la parole contre le langage.

 

LYDIE PARISSE. – Et la passivité ? On en parle ?

 

VALERE NOVARINA. - Un soir, André Marcon a fait un bon en avant : une révélation. Je lui ai demandé comment il avait fait : « Je suis entré sur le plateau et pendant toute la représentation j’ai pensé que j’avais oublié de laisser de côté une place à un copain de St Etienne », m’a t il dit. J’ai pensé à l’art du tir à l’arc, à un moment quelque chose tire en toi, c’est la non volonté, les choses sortent comme ça à force d’avoir énormément travaillé.

 

AMADOR VEGA.- Il n’y a pas de réalité à priori, la réalité est en devenir, on a là un réalisme extrême, ce n’est pas un réalisme spéculatif. L’acteur a créé une réalité qui n’existait pas avant.

 

LYDIE PARISSE. - Le théâtre c’est comme un corps vide à traverser, c’est Roméo Castellucci qui le dit.

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