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AVIGNON. 16 juillet 2016.

RENCONTRES DU CONSERVATOIRE. 

Béatrice Jongy-Guéna. – Cette rencontre prend place dans des temps forts autour de l’écriture de Lydie Parisse, des moments qui permettent de souligner une démarche plurielle qui touche à divers aspects de la création,  et a besoin d’explorer des supports variés. Et un intérêt pour l’écriture de Lagarce, son dernier essai publié. Lagarce. Un théâtre entre présence et absence, Paris, Classiques Garnier, 2014 est l’une des premières monographies sur Jean-Luc Lagarce, auteur et metteur en scène fondamental de l’époque contemporaine, à la fois reconnu par les milieux théâtraux et scolaires/universitaires. Lydie Parisse, justement, se situe au carrefour de ces deux mondes. Auteure et metteure en scène dramatique, elle est également enseignante-chercheuse à l'Université de Toulouse le Mirail. Son ouvrage, comme le mentionne l’introduction, « ne vise pas seulement un public d’universitaires, mais aussi de professionnels du monde du spectacle », Jean-Luc Lagarce étant « un de ces auteurs-metteurs en scène qui réconcilient la littérature et la scène ».

Son théâtre est un théâtre de la parole. Derrière la voix des personnages se fait en entendre celle de l’auteur, élaborant, en particulier dans les dernières pièces, toute une « mythologie de la figure auctoriale ». L. Parisse se penche sur ces personnages d’écrivain qui parcourent l'œuvre. Ces figurations s’inscrivent dans la littérature de l’impuissance et de l’échec héritée du romantisme. Les personnages lagarciens font « le choix assumé de la perte de soi », pratiquant le renoncement sous sa forme morale, ascétique, celle qui mène au sacrifice et au martyre.

Elle montre notamment que le théâtre de Lagarce prolonge celui de Beckett — sur lequel elle a déjà publié un ouvrage en 2008 — dénaturalisent la scénographie. récit à l’imparfait, espaces-temps intervallaires, « entre nuit et jour, réalité et rêve, vérité et fiction, présent et passé, vie et mort ». à une époque où le texte tend à être déconsidéré, cet auteur a substitué la parole à l’action. Il a dès lors bouleversé la hiérarchie présence/absence au théâtre, privilégiant des personnages absents ou effacés. Le théâtre lagarcien est un théâtre du monde au sens large, dans la mesure où tous les temps et tout l’espace, y compris l’au-delà, peuvent être convoqués avec le même degré de réalité, la maison, et en particulier la chambre, devenant la métonymie de personnages en carence d’être.

Lydie Parisse, au delà de cette monographie, pourquoi cet intérêt pour Lagarce ? Y a t il un lien entre ton écriture et celle de Lagarce ?

 

Lydie Parisse.- Il n’y a pas de lien entre mon écriture proprement dite et celle de Lagarce, cela se passe à un autre niveau. Il est originaire de l’Est, comme moi, de milieu ouvrier, comme moi, ce qui me touche. Ce qui m’intéresse, c’est son processus d’écriture, le ressassement du passé, l’écriture rhizomique, l’importance de la remémoration : le retour sur les éléments de son expérience forme la matière de son théâtre. Pour lui, la fiction est liée à l’absence, à la perte, à l’impuissance. Je suis sensible à la place de la figure de l’auteur dans son théâtre. Explorer les confins, la mort, est pour moi vital, je le fais dans L’Opposante, Lagarce le fait par exemple dans L’Apprentissage et dans Le Bain.

 

Béatrice Jongy-Guéna. – Je présente le thème de la rencontre aujourd’hui. « Autour de L'Opposante (qui se joue salle Roquille, 19h jusqu’au 18 juillet). Vies fictives, Vies réelles. Sur les pas de Lagarce. » Qu’est-ce que la fiction, au sens de créer, mais aussi, de feindre, de façonner ? Qu’est-ce que la réalité ? La fiction n’est pas le propre de la littérature. Dans son Journal, Lagarce parle du pouvoir de sidération que contient le réel, dans sa quotidienneté-même. « La vie risque d’être souvent ainsi : regardée », écrit-il. Inversement, il signale le caractère de fiction que nous renvoient les images de l’actualité à la télévision.

 

Florence Vinas-Thérond. - Aujourd’hui un certain nombre d’auteurs écrivent à partir d’entretiens dans une réflexion à la fois de nature sociologique et littéraire. C’est le cas par exemple d’Olivia Rosenthal qui porte un intérêt particulier à l’articulation de ses propres obsessions avec la parole des autres. Depuis quelques années elle a choisi de faire précéder la conception d’un livre d’une recherche documentaire faite d’entretiens, un matériau passé ensuite au tamis de ses émotions et de son histoire. Pour écrire ses livres elle passe par des rencontres avec des gens qu’elle ne connaît pas, sans protocole comme dans une enquête sociologique. Il s’agit de parler avec des gens qui ont une démarche de récit, qui ont envie de raconter quelque chose : « je ne veux pas chercher à savoir si ce que la personne me raconte est vrai ou faux. La fiction commence avant moi ». Il n’y a pas d’autre moyen en effet pour raconter sa vie que d’en passer par la fiction. Lydie, pour écrire L’Opposante,  tu es partie d’une femme réelle. Mais à la différence des personnes avec lesquelles Olivia Rosenthal s’entretient, cette vieille femme ne disait rien… Peux-tu nous en parler ?

 

Lydie Parisse.- Ecrire sur la vie des autres, vivre dans l’empathie avec les autres, c’est le travail de l’écrivain. Il y avait aussi beaucoup d’empathie chez Lagarce. Les limites de ton propre corps deviennent floues, des limites poreuses entre soi et les autres, il s’agit de devenir une éponge, de se glisser dans la parole, dans les mots des autres. Pour écrire L’Opposante, j’ai pris des notes à partir d’une personne réelle, une vieille femme, pendant dix ans. Pendant dix ans, j’ai noté tout ce que je savais d’elle. Des années avant que je connaisse son secret, pour moi, cette femme était déjà un personnage de fiction, parce qu’elle ne parlait pas, ou si peu : son silence, l’écriture y suppléait. J’ai continué cette approche à partir d’autres personnes réelles, à la fois proches et lointaines, des personnes de ma famille perdues de vue puis retrouvées, elles ont nourri la saga des Devenants.

 

Béatrice Jongy-Guéna. – Peux-tu  nous parler de vos autres personnages féminins ?

 

Lydie Parisse.- J’attache beaucoup d’importance aux personnages féminins. Dans mon dernier texte, La Passion de l’obéissance, les rôles féminins sont prépondérants, il y a un seul rôle masculin. On m’a dit que mes personnages féminins, contrairement aux personnages masculins, sont en recherche. Ils sont aussi en rébellion.

La Matrice I. Le temps des musons parle de la création au féminin, propose une révision du mythe des muses, une inversion des rôles de l’écrivain et de sa muse. D’où le néologisme de « muson ». L’espace habituel d’aliénation féminine qu’est la cuisine devient pour le personnage le lieu-laboratoire, chambre de résonnance de l’écriture intime (l’amour) et collective (les catastrophes contemporaines)

Manuel de l’amour moderne a une base documentaire, il réécrit avec un comique grinçant un traité du savoir-vivre du couple moderne et donne un aperçu de la mentalité des années 60 en la matière. Ce texte fait peut-être écho aux Règles du savoir-vivre dans la société moderne, de Lagarce, d’après la Baronne Staffe, sauf que mon texte, après le comique, tourne à la tragédie : les deux jeunes mariés, instrumentalisés, obéissants, se livrent à cette parole de la démesure qui se voudrait mesure, et sombrent dans la violence.

Dans Les Devenants, toutes les générations de femmes sont rebelles à leur manière : pour la grand-mère, se révolter c’est refuser d’initier sa petite dernière aux tâches ménagères, pour la mère c’est avoir des amants, pour la tante c’est refuser le mariage, pour la fille, notre contemporaine, c’est vivre à la ville et écrire.

 

Béatrice Jongy-Guéna. –  La notion d’invention de soi est très importante dans la littérature et le théâtre actuels. Il y a eu une publication croissante de carnets et de journaux intimes au début du XXe siècle. J’ai travaillé sur Pessoa, Kafka, Rilke. L’invention de soi est bien l’une des grandes préoccupations des auteurs contemporains. C'est un "je" personnage, plus ou moins fictif, qui tient son journal. Il s’agit en effet, non de se connaître, mais d’échapper au moi qui leur a été attribué pour révéler dans l’écriture leur être authentique. Les écrivains désormais espèrent à la fois recréer le monde et accoucher de leur être – se tirer soi-même hors du marécage, comme le baron de Münchhausen. Pour qui habite mélancoliquement le monde, l'écriture de soi est bien plus qu'un instrument de connaissance, c'est une tentative de renaissance, d'autogenèse. La quête passe donc par une fictionnalisation de soi à travers des doubles tantôt issus du monde qui les entoure, tantôt de leur imagination. Le journal devient alors une véritable scène où on joue pour soi-même sa comédie existentielle. La littérature comme lieu des métamorphoses et d'aventure théâtrale…

On peut parler d’invention de soi pour Lagarce. Il y a la dimension autobiographique chez Annie Ernaux, mais aussi l’archéologie de soi comme thème dans toute une partie de la littérature et du théâtre actuels. Comment ça modifie le rapport au réel, le fait d’écrire sur ce qu’on vit ?

 

Lydie Parisse.- Annie Ernaux, dans Mémoire de fille, écrit : « Ce n’est pas la réalité de mon histoire avec H que je veux raconter, c’est une manière de ne pas être au monde – de ne pas savoir s’y comporter ».  Cette citation  de A. Ernaux est valable pour Lagarce, de ce que j’ai appelé, dans mon livre, ses « quasi-hétéronymes ». C’est à dire les figures d’écrivains qui parsèment son œuvre. L’écrivain existe comme personnage dans mes pièces (La Fille), il est seul (solitaire et solidaire), incompris (il génère aussi l’inquiétude chez les siens, comme le frère dans Par les Villages de Handke ou comme Antoine, le frère de Louis, dans Juste la fin du monde de Lagarce.

Je crois aussi qu’écrire c’est prendre le risque de se perdre, écrire est quelque chose de dangereux. Annie Ernaux, toujours dans Mémoire de fille, écrit : « Explorer le gouffre entre l’effarante réalité de ce qui arrive, au moment où ça arrive, et l’étrange irréalité que revêt, des années après, ce qui est arrivé ».  Cette  prise de conscience, elle est valable par exemple pour le travail fait par Lagarce dans  Histoire d’amour. L’écriture à forcément un lien avec la perte de soi, la mise en danger de soi. A quoi ça sert d’écrire si on n’a pas le sentiment de risquer de perdre la face ?

La langue est une quête de l’être aussi, où il s’agit moins de s’exhiber comme individu que de chercher à disparaître derrière les mots. Se souvenir de ce que dit Beckett à partir de la peinture de Bram Van Velde dans Peintres de l’empêchement : c’est une peinture presque irréelle,  car celui qui peint cherche à disparaître dans sa peinture. Ce qu’il veut dire c’est que ce qui importe, ce n’est pas la subjectivité, mais l’expérimentation d’une impersonnalité fondamentale, d’une forme de dépossession. Pour moi aussi, c’est comme ça.

 

Pascal Jourdana.- Je voudrais parler de cette place, aujourd’hui, chez des écrivains, d’autres éléments de l’écriture (l’image, le son, l’objet)  et du comment ça se construit ensemble. Lydie, il y une dimension plastique, dans ton travail. Comment  tu articules l’écriture à ce travail plastique ?

 

Lydie Parisse.- Les objets portent l’imaginaire individuel et collectif, par exemple,  il y a eu le cycle du formica dans deux spectacles, La Matrice et Manuel de l’amour moderne. Ou comment les objets ménagers de la cuisine ont une fonction détournée, en vue d’une aliénation (Manuel) ou d’une libération (La Matrice). Dans mes pièces j’ai aussi toujours des bocaux : on m’a dit que c’était comme un cabinet de curiosités de l’époque de la découverte du Nouveau Monde, qu’à travers ces bocaux je cherchais à faire un inventaire du monde visible.

 

Pascal Jourdana.-  Je voudrais parler de ton écriture rhizomique et du travail  de tes textes, de tes pièces, à partir de la matrice romanesque, Le Village infini. Il y a la thématique du retour à la maison familiale dans Les Devenants et dans L’Encercleur.  Chez Lagarce aussi cette thématique du retour est importante (Retour à la citadelle/ Juste la fin du monde/ Le Pays lointain). Et il y a bien sûr, Peter Handke, Par les Villages. Comment penses-tu ce rapport au retour, à l’enfance ?

 

Lydie Parisse.-  Kantor écrivait que « l’enfance c’est la condition humaine artistique ». Tout est là. On écrit toujours à partir de l’enfance. Je crois que ce que Lagarce appelait « pays lointain », c’était ce pays si loin, si proche de l’enfance, à la fois palpable et à jamais intouchable, et qui forme la matière de l’écriture. Je pense à une réponse de Michel Butor à la question « D’où ça vous vient? » au moment de l’édition de ses œuvres complètes : « de la nuit, de l’enfance, du silence ».  Dans Les Devenants et L’Encercleur,  la fille est de retour au village , elle dit : « Je marchais au milieu de mes peaux, toutes elles étaient là, j’ai toujours eu la même, elle a dû juste s’élargir un peu pour supporter mon poids, mes yeux ce sont les mêmes, et tous mes organes, en plus gros. »  

 

Pascal Jourdana.- Justement quand j’ai vu L’Encercleur, j’y ai vu une autre manière de sentir, comme une manière nouvelle de sentir.

Florence Vinas-Thérond.- Oui, comme une archéologie de soi dans le rapport à la mémoire, qu’en penses-tu?

 

Lydie Parisse.-  Par l’écriture, je mets en récit la méconnaissance que j’ai de l’histoire des autres, de  l’histoire des ancêtres, de ma propre histoire, et ce récit redonne une prise sur le réel, et cela à travers la mémoire, la mémoire comme expérience de vie augmentée, comme dirait Annie Ernaux, la mémoire au sens de Bergson (cet affleurement parfois du présent et du passé dans le même instant, éternel ), mais aussi la mémoire comme potentiel d’exploration infinie, au sens étymologique de memoria, qu’on traduit au sens moderne de conscience. La « mémoire », au sens de memoria, a un sens bien plus large que le nôtre, puisqu’elle ne se réduit pas au souvenir du passé, mais se rapporte à tout ce qui peut être présent à notre esprit, et donc au présent que je perçois,  comme à l’avenir que j’imagine ou que j’anticipe.  L’extension de la « mémoire » devient donc aussi vaste que le concept moderne de « conscience », c’est le sens  qu’entend  St Augustin dans De Trinitate. Par la mémoire, on reprend pied dans le réel, on devient libre au sens négatif où l’entend Montaigne, au sens où on a en soi un espace que personne ne peut nous saisir (au sens des huissiers), il s’agit là de la « liberté » non pas au sens de « libre arbitre », mais au sens de « ce qui nous appartient en propre », ce qui est nôtre, c’est ce qu’on ne peut pas nous ôter, nous prendre, c’est ce qui est insaisissable (au sens où des huissiers ne peuvent venir la saisir), ce qui est caché (c’est-à-dire que personne ne peut nous prendre). C’est comme ça qu’on peut comprendre d’arrière-boutique chez Montaigne. Les Essais, c’est le récit de ce qui se passe dans cette arrière-boutique.

 

Pascal Jourdana.- Je peux témoigner de mon expérience de spectateur quand j’ai assisté à une représentation de L’Encercleur. On a l’impression d’être mis en face de petits bouts de réel, comme extirpés du passé, d’où l’effet de vertige. Les bocaux, les portes, la vidéo des pas, tout ça nous renvoie à des éléments concrets, avec force, ça crée un effet de présence-absence,  Une voix désincarnée prend toute la place et, à ce moment du spectacle, marque l’absence. La voix est là mais le corps n’est pas là. Il y a une voix, deux télés, deux yeux dans les télés, derrière un tulle. En général, la voix off ne marque pas souvent l’absence, elle marque souvent plutôt l’intériorité. Ma question c’est : qu’est-ce que le réel ? Dans L’Encercleur il y a un rapport entre le réel et l’hypnose, le réel et le rêve, le réel et un monde parallèle.  Sauf que ce monde parallèle c’est celui de l’enfance, du retour sur les lieux de l’enfance. On n’est plus dans les problématiques un peu convenues du rapport de la fiction et de la réalité. Dans la vidéo des pas, ce qui est regardé n’a pas d’importance, l’œil est tourné vers son propre intérieur, la personne qui est là est complètement ailleurs. Complètement perdue. Dans L’Encercleur, le réel c’est plus que de la fiction : c’est de la science-fiction ?

 

Lydie Parisse.- Dans son Proust, Beckett écrivait que « la réalité, qu’on l’appréhende de façon imaginaire ou empirique, demeure une surface impénétrable, hermétique. » Et il a très bien décrit, à la suite de la phénoménologie, comment le réel est le produit de notre perception. Or, pour pouvoir percevoir, il faut un sujet (qui perçoit) et un objet (qui est perçu), donc toute perception est un acte de séparation.  Or, selon lui, l’artiste, comme le mystique, travaille à rompre ce type de perception de type dualiste.

Il y a aussi un autre aspect : quand on parle du réel, on parle d’abord des représentations du réel, et pas du réel lui-même. Or, toute représentation est d’abord discours.  C’est d’abord contre la langue préfabriquée des médias, du prêt-à-penser, qu’on écrit.

Je crois que les artistes, comme les mystiques, ont des réponses alternatives à proposer face aux grands problèmes qui se posent  dans le monde. Pour résister aux discours préfabriqués. C’est pourquoi écrire c’est un acte de rupture, écrire c’est écrire dans le contexte d’une crise du langage et d’une crise du voir.

 

Béatrice Jongy-Guéna. – Chez Lagarce, tout est ressassement à partir de son expérience, de ce qu’il a vécu, c’est ce travail de la mémoire qui est la matière de son œuvre. Le rapport au temps est particulier, il s’agit d’entrer dans un non temps, dans le présent de la mémoire. Les frontières deviennent floues entre réel et fiction, entre passé, présent, et futur.  D’où le sentiment de se perdre : l’intermède et les monologues de Juste la fin du monde parlent de ce sentiment de perte de soi.

Dans Lagarce. Un théâtre entre présence et absence, p. 188, Lydie écrit :

« Cette dimension de l’enfance, Joël Jouanneau y a été sensible dans son travail de mise en scène, privilégiant la tonalité du conte pour jouer l’intermède1. Cet épisode, mal relié au reste de la pièce, y constitue comme une île, le noyau central de la sensation première, du projet premier, de la matrice de l’écriture. Dans la première ébauche de Juste la fin du monde, Lagarce fait dire sa peur infantile à un « lui » (« loui(s) ») :

 

« Aussi loin que je me souvienne, enfant oui, c’est exactement cela, enfant, très petit enfant, jeune,/

aussi loin que je me souvienne, que je puisse me souvenir, aujourd’hui,/

aussi loin que me reviennent en mémoire les souvenirs,toujours eu peur et rien d’autre,

pas que je sache, rien d’autre, toujours eu peur, c’est tout2 .

Le contact avec la maison de l’enfance a éveillé les frayeurs de l’enfance. Comme le Malte de Rilke, le narrateur découvre que toutes les peurs sont de nouveau là. Celles qui avaient été soigneusement enfouies, cachées par l’adulte. »

 

Sur le silence, la lacune, le secret, j’aimerais citer Lydie à propos de L'Opposante : "Des années avant que je connaisse son secret, pour moi, cette femme était déjà un personnage de fiction, parce qu’elle ne parlait pas, ou si peu : son silence, l’écriture y suppléait. J’ai continué cette approche à partir d’autres personnes réelles, à la fois proches et lointaines, des personnes de ma famille perdues de vue puis retrouvées (elles ont nourri la saga des Devenants). Il y a aussi celles que j’ai tout à fait perdues de vue et qui sont des pages blanches sur lesquelles les mots (rares) des autres viennent commencer l’esquisse d’un portrait : c’est le thème de mon texte en cours, La Passion de l’obéissance".

L'écrivain se nourrit de cela, la lacune, il complète, il trace un destin là où règne le chaos. Il rend hommage aussi; c'est un vampire généreux. Il n'immortalise pas (qui a dit que l'art était immortel ?), il aime, il dessine, il trace un chemin et forme un tout à partir d'une existence. C'est ce que fait "l'Opposante". C'est pourquoi l'art est après-coup, postmortem, il hante la réalité, peuple notre matière de fantômes. L'Opposante ne dresse pas un portrait, elle crée une hypostase, une forme achevée, d'une existence somme toute ordinaire. Mais ce faisant, de cette existence ordinaire, elle fabrique une exception ; l'écriture fait événement, et le théâtre la redouble. Scénique, l'opposante devient unique, exemplaire, l'image même du destin humain. C'est peut-être ce qui est si effrayant au théâtre, si grandiose, cette façon de donner une leçon à la vie, de fabriquer des personnages en chair et en os pour incarner des morts, toujours des morts. D'où le mélange des temps. D’où l’usage de la 1ère personne dans L'Opposante. Et du tableau des pages 15 à 27 avec une accélération, un compte à rebours. Jusqu'à la page 28 où la phrase "je suis morte ce dimanche" fait écho au début. On a un effet de bouclage comme dans Juste la fin du monde.

Souvent le théâtre fait parler les morts, Louis est d'outre tombe, l'opposante aussi. Ils sont en sursis, à jamais en sursis, comme le chasseur Gracchus de Kafka condamné à errer sur le fleuve, dans une impossible mort. Le théâtre produit des spectres, ou plutôt, des Devenants. Là où était le silence, les non-dits, il met des mots, là où est le cadavre, il met une voix. Ce n'est pas une fiction, c'est une surréalité, il fascine, sidère.

Cruel et généreux, le théâtre de Lydie Parisse se nourrit des traces, comme celui de Lagarce, de l'enfance. Il retourne sur ses pas, dans une nostalgie jamais assouvie, qui ne peut exister que sur un fil, une frontière, zone intermédiaire entre les vivants et les morts, entre le rêve et la réalité.

Dans les monologues de la pièce de Lagarce,  le brouillage des frontières est aussi lié au rapport à la mort, à la parole d’outre-tombe de Louis. Comment  avez-vous abordé ces questions dans vos mises en scène (question à Jean-Charles Mouveaux et à François  Berreur)

 

(…)

 

Pascal Jourdana.- Lydie Parisse, l’absence est au cœur de ton théâtre comme de celui de Lagarce. D’où le titre de ton essai  sur Lagarce. Un théâtre entre présence et absence. La fiction, n’est ce pas une manière de défaire ?

 

Lydie Parisse.- Pour Lagarce, c’est la remémoration des éléments de sa vie qui nourrissent son théâtre, et la fiction est liée à l’absence. Par exemple, à la fin de sa vie, Lagarce aimait les arts contemporains et surtout Boltanski, qui questionne la frontière entre absence et présence. En effet, pour lui, l’absence est un sujet récurrent dans son travail: la vidéo comme la photo sont des présences, des mémoires qui, selon lui, au lieu de faire revivre les absents vont au contraire mettre davantage en évidence leur disparition.

Les artistes, les écrivains sont au monde mais pas tout à fait dans le monde, on est en retrait. Pour Jean-Luc Parant, il n’y aurait pas d’art si nous étions dans un rapport au monde équilibré. C’est donc dans cette faille qu’intervient l’écriture. L’artiste est là pour défaire les représentations qu’on a du réel, pour défaire les discours convenus sur le réel, pour proposer des alternatives. L’artiste part d’un manque, d’un « quelque chose en moins » (selon Valère Novarina et Roméo Castellucci), d’un « défaire » (selon Gilles Deleuze). C’est là une démarche inverse de celle des injonctions de notre société où il faut accumuler, construire etc. De même les mystiques sont des marginaux au sein des religions parce que la voie positive ne les intéresse pas.

Si mon dernier essai (en cours d’écriture) s’intitulera Théâtre et voie négative de Beckett à Régy,  c’est d’abord pour parler d’une position philosophique, d’une position de rupture par rapport à l’ordre établi et ce qu’il nous dit sur le réel. La voie négative, c’est aussi une interrogation sur nos propres manières de connaître, une pratique du doute, une déconstruction permanente, c’est ce que Claude Régy appelle « l’état d’incertitude »,  expression qu’il a empruntée au  « principe d’incertitude » par lequel Heisersberg définit la physique quantique. J’aime beaucoup cette phrase de Emmanuel Carrère dans Le Royaume : « Je suis de ceux, de celles qui pensent que le contraire de la vérité, ce n’est pas le mensonge, c’est la certitude ».

S’il s’agit de se confronter à une absence, ce n’est pas se confronter à quelque chose d’abstrait et de transcendant, c’est au contraire chercher à être dans le réel, au sens le plus concret du terme. Je pense par exemple au spectacle La Rencontre, de et par Simon Mac Burney, d’après Amazon Beaming, de Petru Popescu. Le but est d’agir sur  chaque spectateur en s’adressant à son oreille, il n’y a rien à voir, tout est dans l’art du conte. Le comédien est un conteur-né.

 

Pascal Jourdana.-  Il y a l’écriture comme un exorcisme, individuel et collectif,  d’où cette idée du titre (au départ) Les  Survivantes. Tout comme le mot d’opposante existe dans un contexte politique et médical. Peux-tu parler de la dimension collective, politique, au sens large, de ton travail ?

 

Lydie Parisse.- Le mot de « survivante » aussi est au croisement des deux acceptions. 

On peut être survivant d’un traumatisme  familial (inceste) mais là encore, dans ma saga familiale, j’ai tendance à considérer la famille comme une cellule fondatrice de la société (et de la civilisation ?), au sens de L’Anti-oedipe de Deleuze plutôt qu’au sens freudien du terme.

On peut être survivant d’un traumatisme collectif, comme c’est le cas d’un de mes personnages (une jeune femme) de ma dernière pièce La Passion de l’obéissance, qui a survécu à une attentat fictionnel à Ouarzazate.  Ne  sommes nous pas comme des survivants depuis les attentats ? où sont les limites de notre corps véritable, comment le corps individuel et le corps collectif ont-ils leurs points de rencontre ? à la croisée du biologique et du culturel ?

On peut être survivant d’une guerre, du point de vue des civils mais aussi des militaires (nos pères nous ont nourri de discours ambigus sur le sujet).  Lagarce était obsédé par ce qu’il appelait « la Guerre », comme un état du monde dans lequel on est irrémédiablement plongé, qui fait partie de nous. La survivance interroge la notion de mort et par conséquent de son corollaire la vie. Vivants et morts dialoguent dans mes pièces. Vie et mort dialoguent aussi chez des personnages qui affrontent des limites (le suicide, le sacrifice) pour connaître ce qu’il y a de vivant en eux, pour tester ce point paradoxal de « l’approbation de la vie jusque dans la mort » (Bataille). Par exemple, vouloir se suicider peut être un hommage à la vie,  comme la conséquence de trop aimer la vie. Dans ma dernière pièce, la jeune Pétunia est rescapée d’une tentative de suicide : pour elle, c’est comme si mourir c’était commencer à exister. Mais son frère, le kamikaze, va beaucoup plus loin dans le nihilisme. Les survivants interrogent aussi le moment du passage de la vie à la mort : c’est le cas du personnage de L’Opposante.  Il y a de la mort dans la vie et de la vie dans la mort, comme il y a du comique dans le tragique et du tragique dans le comique : on ne peut pas penser en blocs monolithiques. Même chose pour l’invisible. Quand on nous montre beaucoup de visible, il faut savoir déchiffrer, derrière les messages visuels, toute la part d’invisible qui est sous-entendu.

Je dirais qu’il s’agit d’être engagée, « embarquée » plutôt, comme dirait Camus. Tout est politique, écrire est un acte politique, mais comme Sarah Kane, il faut remplacer le mot « politique » par « subversif » . Oui, l’œuvre de Kane ne se résume pas à l’expression d’une condition névrotique étroitement personnelle, il s’agit de dire un état de la société, de provoquer des réactions salutaires (ou pas). Sarah Kane, par exemple, montre dans son théâtre cette interpénétration entre l’intime et le public : les violences conjugales, la déshumanisation générale des relations entre les hommes, toute cela traduit le portrait d’un siècle en décomposition. Pendant longtemps j’ai cru pratiquer l’écriture comme un exorcisme, puis je me suis rendu compte que c’était un exorcisme pas seulement personnel mais collectif.

 

Présentation des participants.

 

François Berreur est metteur en scène et acteur de théâtre. Il est directeur littéraire des éditions Les Solitaires intempestifs, qu’il a fondées en 1992 avec J.-L.Lagarce. Il est aussi le fondateur du site internet theatre-contemporain.net.

 

Béatrice Jongy-Guéna est Maître de conférences à l’Université de Bourgogne et auteure de L’invention de soi. Rilke. Kafka. Pessoa (Peter Lang, Bruxelles, 2011). Elle a également coordonné un ouvrage collectif sur Lagarce : Les ‘petites tragédies’ de Jean-Luc Lagarce (Dijon, Murmure, 2011)

 

Pascal Jourdana est directeur artistique de La Marelle, Maison des écrivains et de la littérature située à la Friche Belle de Mai à Marseille. Il est ou a été également journaliste littéraire (L’Humanité, Le Matricule des anges), modérateur et conseiller littéraire (Les Correspondances de Manosque, Etonnants Voyageurs à Saint-Malo, Salon du Livre de Paris, BPI Centre Georges Pompidou, …). Il est rédacteur en chef de la revue La première chose que je peux vous dire, et est chargé de cours à l’université d’Aix en Provence et Marseille.

 

Jean-Charles Mouveaux est acteur et metteur en scène et a porté à la scène plusieurs textes de J.-L.Lagarce : Juste la fin du monde, Retour à la citadelle, Trois récits, Du Luxe et de l’impuissance.

 

Lydie Parisse est auteur-metteur en scène et Maître de Conférences HDR à l’Université de Toulouse 2, auteur de L’Opposante (Domens 2015) qu’elle co-met en scène avec l’acteur Yves Gourmelon à la salle Roquille à 19h du 7 au 18 juillet (relâche 12 juillet). Elle a réalisé une quinzaine de mises en scène (en partenariat avec Yves Gourmelon) pour la compagnie Via Negativa (antérieurement Théâtre au Présent), et publié 5 fictions dramatiques (ed. Domens, ed. Entretemps) et 2 essais sur le théâtre : Lagarce. Un théâtre entre présence et absence (Classiques Garnier 2014) et La Parole trouée. Beckett, Tardieu, Novarina (Minard 2008).

 

Florence Vinas-Therond est Maître de Conférences à l’Université de Montpellier 3, spécialiste des œuvres de Ibsen et Strindberg. Elle a coordonné l’ouvrage collectif : La violence au quotidien dans le cinéma et le théâtre contemporains (Entretemps 2015). Elle travaille sur les formes de l’expression de soi dans l’extrême contemporain au théâtre.

 

Partenaires.

Pôle Théâtre du Conservatoire/ Salle Roquille/ SACD / Compagnie Via Negativa/ Equipe ELH-PLH, Université de Toulouse 2 Jean Jaurès. Maison des écrivains La Marelle à Marseille.

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